La Cour de Justice de l’Union Européenne vient de rendre, le 4 juin, une décision essentielle pour la sauvegarde du statut des agents commerciaux.
Rappel :
Certaines juridictions françaises ont développé une jurisprudence critiquable restreignant le champ d’application du statut légal aux seuls agents qui auraient le pouvoir de modifier, de leur propre chef, les conditions commerciales de leurs mandants, notamment en décidant eux-mêmes de pratiquer des remises sur les prix.
Cette interprétation est :
contraire au droit du mandat: c’est l’industriel mandant qui est le donneur d’ordre et décide de sa propre politique commerciale. L’agent, en sa qualité de mandataire, doit appliquer cette politique commerciale sans pouvoir modifier lui-même les termes de sa mission.
contraire au droit de la vente: une vente se forme quand l’industriel (vendeur) et le client (acheteur) sont d’accord sur la chose et sur le prix. Comment une commande pourrait-elle être valable si elle est passée à un prix ignoré par le vendeur, parce que fixé unilatéralement par un tiers, en l’occurrence l’agent commercial ?
contraire au droit communautaire (Directive 86/653/CEE du 18 décembre 1986): cette Directive nous enseigne qu’il existe deux types d’agents commerciaux. Ceux qui ont le mandat de négocier, c’est-à-dire de discuter pour tenter de convaincre un prospect. Et ceux qui ont le mandat de négocier et de conclure, c’est-à-dire de forger les termes de l’accord avec le client sur un prix à débattre. Limiter le statut à cette seconde catégorie reviendrait à exclure la première catégorie d’agents alors que la Directive leur ouvre également droit au statut.
contraire au bon sens économique: l’industriel mandant veut vendre ses produits. L’agent est un commercial chargé de l’aider à vendre. Leur objectif commun n’a pas pour objectif caractéristique de faire des remises aux clients : si l’agent peut convaincre un prospect d’acheter au prix tarif, il n’a aucune raison de faire une remise et il est le meilleur des négociateurs. Il n’y a pas de motif à priver cet agent de la protection du statut.
Les conséquences de cette jurisprudence erronée sont dramatiques : si l’agent se voit refuser le statut, il perd son droit à indemnité en cas de rupture de contrat.
C’est pourquoi notre Cabinet se bat aux côtés des agents depuis des années contre cette jurisprudence, tant dans nos contributions aux revues juridiques (« Reconnaissance de la qualité d’agent commercial », Antoine SIMON, Revue « L’Agent Commercial » de la Fédération Nationale des Agents Commerciaux, janvier-février 2014 et « Qualité d’agent commercial » in « L’Agent Commecial » mai-juin 2014 ; « Négocier », Antoine SIMON), que devant les juridictions où nous avons remporté des batailles (pour exemples récents : Tribunal de commerce de Paris 21/03/2019, Tribunal de commerce de Reims 20/06/2018 …).
L’arrêt du 4 juin 2020 de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) :
Le Tribunal de commerce de Paris avait été saisi d’une affaire dans laquelle le mandataire revendiquait la qualité d’agent commercial pour être indemnisé de la rupture de son contrat. Son mandant lui déniait cette qualité sur base de la jurisprudence discutée ci-dessus. Le droit des agents commerciaux étant d’origine communautaire (Directive 86/653/CE du 18 décembre 1986), le Tribunal de commerce de Paris décide de poser une question préjudicielle à la CJUE chargée de veiller à la bonne application du droit communautaire dans les Etats membres.
La question posée est de savoir si « un intermédiaire indépendant, agissant en tant que mandataire au nom et pour le compte de son mandant, qui n’a pas le pouvoir de modifier les tarifs et conditions contractuelles des contrats de vente de son commettant, n’est pas chargé de négocier lesdits contrats au sens de cet article et ne pourrait par voie de conséquence être qualifié d’agent commercial et bénéficier du statut prévu par la Directive ».
Dans sa réponse, la CJUE commence par bien rappeler les termes du débat jurisprudentiel sur l’interprétation du terme « négocier » en indiquant que « la Cour de cassation (France) a interprété ce terme en ce sens qu’une personne ne saurait avoir la qualité d’agent commercial lorsqu’elle ne dispose pas du pouvoir de modifier les conditions de vente et de fixer les prix des marchandises dont elle assure la vente pour le compte du commettant ».
La CJUE rappelle ensuite que l’objectif de la Directive est d’harmoniser le droit entre les Etats membres et que le terme « négocier » doit être interprété de manière uniforme dans tous les Etat (à notre connaissance, la jurisprudence contestée ci-dessus n’existait nulle part ailleurs qu’en France et cela constituait déjà un indice de son caractère erroné).
La CJUE poursuit en expliquant que le contrat d’agent commercial peut très bien prévoir que la fixation des prix soit réservée au mandant sans que cela ne remette en cause le statut d’agent commercial, puisque « une telle fixation contractuelle des prix de vente des marchandises peut être justifiée par des raisons de politique commerciale, laquelle requiert la prise en compte de facteurs tels que la position d’une entreprise sur le marché, les prix pratiqués par les concurrents et la pérennité de cette entreprise ».
La CJUE ajoute qu’il suffit pour être agent commercial d’accomplir les « tâches principales » décrites par la Directive « au moyen d’actions d’information et de conseil ainsi que de discussions, qui sont de nature à favoriser la conclusion de l’opération de vente de marchandises pour le compte du commettant, sans que l’agent commercial dispose de la faculté de modifier les prix desdites marchandises ».
C’est ce que nous écrivions déjà dans le numéro de janvier-février 2014 de la revue « L’Agent Commercial » :
« Négocier c’est faire en sorte que l’offre du mandant reçoive une acceptation du client. C’est discuter pour convaincre le client :
- du besoin qu’il a des produits ou des services qui lui sont proposés,
- de choisir le mandant plutôt que l’un de ses concurrents,
- de commander toute la gamme ou telles références,
- d’en commander un carton, une palette, un container ou un wagon.
… Tant de choses qui caractérisent déjà la négociation en dehors même de toute diminution de prix. »
La CJUE achève sa démonstration en indiquant que limiter le statut d’agent commercial aux mandataires qui peuvent modifier les conditions commerciales et notamment les prix, « limiterait la portée de cette protection, en excluant de ce bénéfice toutes les personnes qui sont dépourvus de ladite faculté… » et conduirait à les « soustraire aux dispositions impératives de la directive 86/653, en particulier à celle relative à l’indemnisation de l’agent commercial en cas de cessation du contrat », ce qui « porterait atteinte à la réalisation de l’objectif poursuivi par cette directive ».
La réponse de la CJUE à la question préjudicielle posée est donc sans ambiguïté :
« la Cour (neuvième chambre) dit pour droit :
L’article 1er, paragraphe 2, de la directive 86/653/CEE du Conseil, du 18 décembre 1986, relative à la coordination des droits des Etats membres concernant les agents commerciaux indépendants, doit être interprété en ce sens qu’une personne ne doit pas nécessairement disposer de la faculté de modifier les prix des marchandises dont elle assure la vente pour le compte du commettant pour être qualifiée d’agent commercial, au sens de cette disposition. »
Il reste désormais à ce que les juridictions françaises se conforment à cet arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne. Elles doivent le faire, les décisions de la CJUE s’imposant aux Etats.
Nous y veillerons.
Antoine SIMON, avocat associé
L.E.A – Avocats